mercredi 2 décembre 2015

Ne restons pas sérieux

- Va-t'en !" Hurla-t-elle intérieurement. "Je suis lassée de t'accueillir. J'aimerais... Non, c'est trop poli. Je veux que tu partes !"
- Ce n'est pas sérieux." Répondit la gravité en silence.
- Justement. J'en ai marre d'être sérieuse tout le temps. La légèreté me manque. Tout comme l'insouciance et la naïveté. Les héberger à nouveau me ferait le plus grand bien."

Quelques années s'étaient effectivement écoulées depuis que le trio avait peu à peu cessé de lui rendre visite. A la fin de ses études, la gravité s'était discrètement invitée. Sa présence ne l'avait pas inquiété, elle l'avait d'ailleurs à peine remarqué. Cependant, dès le moment où l'intruse mit à l'écart de manière flagrante les joyeuses désinvoltes, elle voulu revenir en arrière. A l'évidence, il était déjà trop tard.

Cette cohabitation avait maintenant suffisamment duré. Elle ne la supportait plus ; l'envahissante l'empêchait de se rapprocher de ses rêves. Penser l'impensable lui était devenu impossible. 

Pourtant, personne ne lui reprochait son sérieux. Au contraire, son entourage semblait trouver ce manque d'insouciance normal. Sans doute était-ce dû à l'âge ? Elle refusait néanmoins de s'y plier. Elle échafauda un plan minutieux pour attirer à nouveau la légèreté et ses acolytes. A grand renfort de blagues, de rires et de spontanéité, elle espérait chaque jour que les fugueuses reviennent. 

Sa patience fut en partie récompensée : la légèreté revint, seule. A son grand étonnement, la gravité décida de rester, s'effaçant un peu pour faire de la place à sa colocataire. Elle allait bien voir ce que cette cohabitation contradictoire allait donner, se dit-elle, résignée.

mardi 24 novembre 2015

En cavale

Elle devait se rendre à l'évidence : elle avait raté son vol. Le regard faussement désolé de l'hôtesse à la porte d'embarquement fit monter en elle une colère désespérée. Toute sa concentration fut mise à contribution pour retenir larmes et cris de rage qui auraient l'audace d'apparaître publiquement. Cette jeune dame n'aura rien à raconter à ses amis virtuels, se dit-elle.

Et maintenant ? Prendre un autre vol ? Avertir qu'elle n'arrivera pas le jour et l'heure prévue ? Qui avertir au juste ? Rien ne lui venait à l'esprit. Une lassitude soudaine fondit sur elle, l'enveloppant d'un voile paralysant. La jeune hôtesse l'observait toujours, attendant probablement une quelconque réaction démesurée de sa part. Il n'en sera rien, se dit-elle, ravalant son désespoir.

Elle ne pouvait pas rentrer au foyer. A l'évidence, sa fugue était ratée, mais il lui était impossible de revenir en arrière. A l'heure qu'il était, le personnel soignant devait être à sa recherche. Cette pensée la fit jubiler. Ah, ils allaient bien voir qu'elle avait encore toute sa tête et qu'elle n'avait pas besoin de rester dans cet établissement rempli de vieilles croûtes séniles et baveuses. 

Voilà bien longtemps qu'elle n'avait pas fugué ; de nombreuses décennies, se dit-elle, refusant de compter trop précisément les années. Cette sortie improvisée la galvanisait ; elle se sentait capable de tout.

Elle fut tirée de ses pensées par l'hôtesse qui la hélait, une oreille couverte par un téléphone et le regard traduisant une supériorité écœurante face à une proie en difficulté. Elle savait qu'elle était en cavale. Broadway allait devoir attendre, mais ce n'était que partie remise.

lundi 16 novembre 2015

Une légèreté pesante

Un léger voile s'était abattu sur elle depuis quelques jours. Imperceptible, il entravait pourtant tous ses mouvements et toutes ses pensées. Elle espérait le voir s'envoler à chaque instant, mais il restait, tenace. Malgré ses tentatives pour s'en débarrasser, il revenait toujours. Silencieusement. Délicatement. 

Sous son poids, les minutes ralentissaient. Même la nature environnante semblait s'assoupir sous ce voile invisible. Quand allait-il se lever ? Certains jours, elle s'impatientait. D'autres, elle se résignait. 

Son petit plaisir était d'esquiver le voile. Pour un moment seulement. Après quelques heures, elle finissait par se rendre à l'évidence : il était à nouveau là, se reposant sur elle dans une discrétion assourdissante. Oh, elle avait bien tenté de le déchirer, et même de le découper pour libérer quelque peu ses mouvements. Mais rien n'y faisait ; il était toujours présent.

Au bout d'un temps, elle se demanda si la solution n'était pas de rester complètement immobile ; peut-être que le voile allait se lasser, puis s'en aller. Engourdis sous le voile, ses membres n'avaient pas la force de protester. C'est ainsi qu'elle se pétrifia volontairement. Le voile doubla alors de volume ; il devint plus pesant. Le temps ralentit tant que l'attente n'en fut que plus longue. 

Raté.

mardi 10 novembre 2015

Mauvaise adresse

Tout avait pourtant bien commencé ; elle s'était levée sereine. C'est en sortant de la douche qu'insidieusement son cœur commença à s'accélérer. Elle se demanda si c'était l'effet du savon ; il était nouveau et sentait plutôt bon. Ou alors, serait-ce lié à ses rêves de la nuit ? Elle ne s'en rappelait pas. Sans doute que son inconscient s'en rappelait, lui. 

Il était là, bel et bien là. Le stress. Agacée, elle poussa un long soupir. Pourquoi maintenant ? Elle aurait voulu passer une matinée paisible. C'était peine perdue. Voilà, ça commençait : les gestes frénétiques, les allers-retours incessants pour préparer ses affaires, le souffle court, les regards inquiets vers l'horloge murale. Bref, le stress.

Elle ne se souvenait pas avoir un programme particulièrement pénible aujourd'hui. Ce stress se serait-il égaré en elle par hasard ? Aurait-il dû atterrir chez sa voisine de palier - celle qui marche d'un pas lourd et décidé avec ses talons hauts ? D'ailleurs, à cette heure-ci, la bruyante devait sortir de chez elle en claquant la porte et dévaler précipitamment les escaliers, comme à son habitude. 

Silence. 

Soudain, un bruit de porte, discret. Des pas légers dans l'escalier. Elle en était maintenant convaincue : ce maudit stress s'était trompé d'adresse ! Vite, elle se prépara dans l'urgence avec une idée en tête : rattraper sa voisine pour lui rendre son stress. Elle trébucha sur une chaise et s'étala devant son chat qui suivait son ballet frénétique d'un air interrogateur. 

Tornade incarnée, elle sortit en claquant la porte et dévala les escaliers, rouspétant contre ses pieds encore endormis. Une fois dehors, elle se retrouva seule, face au quartier tranquille. Seule avec son stress inexpliqué et une journée de congé.

mardi 8 septembre 2015

La fille du quai

Sur un quai de gare, une jeune femme fume une cigarette fichée dans un porte-cigarette. Elle aspire doucement, un léger sourire aux lèvres, en fermant ses yeux lourdement maquillés. Pantalon serré, elle se dandine sur ses talons trop hauts, tout en fouillant d'une main son sac ridiculement plein. De l'autre main, porte-cigarette aux doigts, elle tient un gobelet de café froid coincé entre sa paume et son pouce. 

Une vague soudaine de wagons passe avec fracas, interrompant mon observation un court instant. La jeune femme réapparaît, toujours concentrée sur sa cigarette, ignorant les autres passagers en attente autour d'elle. Soudain, sa main bredouille oblige ses yeux à plonger à leur tour dans son sac. Que cherche-t-elle ?

Distraite, je laisse errer mon regard sur les autres passagers du train, avant de revenir à la jeune femme. Elle n'est plus là. Tant mieux, me dis-je, le train va de toute façon partir. Une pointe de déception reste tout de même fichée dans mon esprit.

Le train s'en va doucement ; je le sens quitter le quai. Un dernier regard par la fenêtre. Serait-elle donc définitivement partie ? Mes yeux ne la trouvent pas. Je m'agace. Le train prend de la vitesse. Concentre-toi. La voilà. Je souris. Malgré son regard toujours perdu, elle sourit. Le train s'éloigne.